PLATJA D'ARO 2012 - Témoignage d'Alain Bonnet


Il vaut mieux sans doute ne pas trop se fier à son GPS quand il n'est pas à jour. J'aurais sans doute gagné une bonne heure, vendredi dernier, si je m'étais appliqué cette évidence, car après avoir tourné vainement dans un quartier de Gérone fraîchement rénové et ignoré de mon ancien GPS, ou tout au moins aussi ancien qu'un ancien de l'ENPA, je suis finalement arrivé à bon port, à l'hôtel Cap Roig, en suivant simplement les très claires instructions distribuées par notre infatigable équipe à l'origine de l'excellent fonctionnement de notre association des anciens, (tiens, déjà ! Quel gentil euphémisme pour désigner des vieux copains d'un demi siècle !), de Cap Matifou.

 

Gallardo nous attendait, sympathique, aérien, comme il se doit pour un ancien élève de l'Ecole de l'Air, et même gracile (mot qui vient de grâce et non de gras), souriant, affable, courtois avec les dames, obligeant, présent durant des heures dans l'attente patiente des copains d'antan, serviable, aimable, agréablement imprévu.

 

Le temps de s'installer, dans une ambiance de rêve, face à la Grande Bleue, la même qu'à Alger, avec le même sel, les mêmes reflets, les mêmes rochers et le même sable, mais juste un peu de travers, comme si le fait de se trouver maintenant vers l'est nous obligeait à tourner le cou, nous qui l'avions connue au nord du pays, croyant alors, il y a plus de cinquante ans, à l'âge où les ados sont immortels, la regarder ainsi pour les siècles des siècles !

 

Et les copains arrivent, comme d'autres touristes, poussant des valises, cherchant des yeux à l'entour, invisibles au premier abord, souvent malgré les kilos accumulés, ou une moustache blanchie, ou un collier de barbe, toujours avec ces rides qui confirment ce demi siècle traversé à vive allure, et accrochent à leur revers le badge préparé à leur nom et promotion.

 

Alors, fusent les exclamations excitées, les noms qui s'étaient figés au fond de la mémoire, recouverts par tant d'autres durant tant d'années mais jamais oubliés, jamais écartés. Oh, il y a bien quelques interférences parfois, des manques sournois dans les sinuosités des synapses torturées par les ans, mais au bout du compte, rapidement je crois, tout se remet en place, les visages usés s'effacent devant les bouilles des ados d'Alger, ceux qui allaient conquérir le monde et qui s'en retrouvent exclus maintenant.

 

Et le bruit monte d'un ton, et la rumeur s'enfle, et devient brouhaha, vacarme, clameur. J'ai reconnu Christian Duplan sans son badge, à la voix inchangée depuis le temps où il rentrait à l'ENPA à dos de Vespa 150 payée avec son travail extra scolaire et qui nous faisait tant rêver ; pas le travail extra scolaire, non, la Vespa !

 

J'ai reconnu Marivincent, ou étais-ce Vincentmari ?, à son rire inimitable, et Gérard, toujours aussi mince malgré les kilos de pâtes ingérées, Migliorini juste un peu plus chauve, Jean Helme dont la voix s'est cassée brutalement, Max dont j'ai douté un instant de l'identité, mais un instant seulement, et si court. Et puis les autres, tous les autres, Fardet, Blangenois, Lopez, Engel, et celui-ci, Annonziata, caché derrière ses bacchantes en guidon de grand bi, Augier, encadré d'un collier plus beau que celui de Marie-Antoinette, Yelsh et ses cheveux intacts, ou presque, Lopez aussi chauve que moi, et ça me rassure, Merle bedonnant, Mirabel au sourire malicieux, l'interminable Devesa qui était déjà grand lorsqu'il était petit, mon homonyme Sintes Alain dont je n'ai découvert que maintenant son absence de parenté avec l'autre Sintes, Georges il me semble, et qui prononçait les marcrodjis comme personne.

 

Il y a aussi les copains de promo des classes parallèles tous revus avec un immense plaisir, d'autres au passage éphémère dans l'école mais terriblement marquant, et je ne pourrai citer tout le monde, ma mémoire défaillant.

 

Alors les souvenirs émergent, les mots se bousculent au fond de la gorge desséchée par l'émotion, malgré la bière, le vin et la sangria ingérés sous prescription médicale, et l'infatigable bavard que je suis se retrouve privé de sa voix, que deux jours plus tard je n'ai pas encore récupérée.

 

Deux jours, s'était peu, trop peu, mais comme les bons repas qui doivent toujours nous laisser l'impression de ne pas être repus, et afin de remettre ça l'an prochain, avec l'espoir d'être encore plus nombreux.

 

Devrai-je mettre une mention spéciale ? Alors avec votre permission ce sera pour Berliaz, notre infatigable prof de sport, peut-être à cause du souvenir énorme, grandiose, ressurgit comme un immense soleil, comme une sublime apparition au milieu de nos têtes grises, et qui se souvenait, se souvenait, se souvenait… Pas seulement de nos capacités sportives, mais aussi de nos aspirations d'alors, de nos angoisses, de notre détresse parfois, et notre infortune dans un monde de brutes où nous avons tout de même bien tourné.

 

J'ai fait la connaissance inespérée de plus anciens, certains inconnus, d'autres qui font partie des fondations même de notre école, comme le très sympathique Pierre Pons, sans jeu de mots, n'allez pas croire.

 

Je me suis endormi tard, très tard, ces vendredi et samedi soir, malgré la grande fatigue et la voix éteinte. Et tandis que la lune cornue accrochait en montant le coin de ma fenêtre, les réminiscences anciennes vibraient comme un mirage sur le reflet brillant de la mer impassible, et les vagues légères murmuraient : « Tu te souviens ? Cinquante ans, tu te souviens ?... »

 

Alain Bonet